par Mirza Abdul Aleem BAIG
Le Pakistan se trouve à un carrefour où les roches et les rails sont devenus aussi déterminants que la techno-géopolitique. Le Corridor économique Chine-Pakistan (CECP), présenté auparavant sur la scène nationale comme une bouée de sauvetage stratégique d’envergure historique, et à l’étranger comme le projet phare des Nouvelles Routes de la Soie de Beijing, est aujourd’hui discrètement réévalué à l’aune de nouvelles réalités : la fragilité budgétaire d’Islamabad, les menaces sécuritaires persistantes pesant sur les infrastructures et le personnel, et une Chine manifestement plus sélective face aux risques politiques et aux retours sur investissement.
Le signe le plus clair de ce changement est survenu lorsque la Banque asiatique de développement (BAD) est intervenue pour combler un déficit de financement du projet ferroviaire Main Line-1 (ML-1) – une portion longtemps présentée dans les discours nationaux comme le joyau de la couronne du CECP. D’après des sources proches des négociations, la BAD aurait officiellement accepté de financer environ 2 milliards de dollars pour une modernisation urgente du tronçon Karachi-Rohri, un virage pragmatique qui redéfinit les acteurs du financement de l’avenir de la connectivité pakistanaise.
Cette question de financement n’est pas simplement bureaucratique, elle est aussi géopolitique. La ML-1 constitue la colonne vertébrale reliant les ports de Karachi aux zones minières et pôles industriels du sud du pays. Lorsque le financement de cette infrastructure clé passe d’un bailleur bilatéral unique à un prêteur multilatéral, les conditions, les incitations et les garanties changent.
Le financement multilatéral implique des conditionnalités – audits de coûts, mise en œuvre par phases liée à des modèles de revenus, et mécanismes de protection – tout en signalant aux autres investisseurs qu’un projet est désormais évalué selon sa rentabilité commerciale, et non plus uniquement selon sa portée symbolique ou stratégique. L’économie du fret pakistanais et la viabilité de ses corridors d’exportation seront dorénavant jugées par un ensemble plus large de créanciers et d’assureurs, et non par un seul partenaire stratégique.
Parallèlement, l’intérêt des acteurs multilatéraux et occidentaux pour les ressources minières du Pakistan est passé d’une diplomatie prudente à des financements concrets. Le projet Reko Diq (cuivre-or) au Baloutchistan – longtemps au cœur de batailles judiciaires et politiques – a obtenu un soutien financier substantiel de la BAD, estimé à environ 410 millions de dollars, afin de sécuriser les premières phases de développement sous la direction de Barrick Gold.
À lui seul, Reko Diq pourrait être transformationnel s’il atteint sa capacité prévue ; les analystes anticipent des flux massifs de cuivre et des décennies de revenus potentiels – exactement le type d’approvisionnement que recherchent les économies industrialisées pour leurs chaînes d’approvisionnement en technologies propres. Ce financement, associé à des discussions avec la U.S. Export-Import Bank, Exportation et développement Canada et la Société financière internationale (SFI), montre que la richesse souterraine du Pakistan est désormais convoitée par bien plus qu’un seul parrain géopolitique.
Pourquoi cela importe-t-il au-delà des bilans comptables ? Parce que les minéraux constituent la matière première du pouvoir moderne : le cuivre pour les réseaux électriques et les véhicules électriques, le lithium pour les batteries, et les terres rares pour les aimants, les semi-conducteurs et les générateurs d’éoliennes. Le contrôle de l’extraction, du traitement et de la logistique n’est plus un simple enjeu commercial – c’est une infrastructure stratégique pour l’économie numérique et verte.
Washington a exprimé ouvertement son intérêt pour une coopération avec le Pakistan dans le domaine des minéraux critiques et des hydrocarbures. Les responsables et entreprises américains souhaitent diversifier leurs chaînes d’approvisionnement, actuellement trop dépendantes de quelques transformateurs uniques. Cet intérêt crée une marge de manœuvre pour Islamabad : si le Pakistan peut garantir des concessions transparentes, une valorisation locale et une sécurité crédible, il pourra attirer des capitaux et technologies occidentaux bien au-delà de simples ventes ponctuelles de ressources.
Du côté de Beijing, il ne s’agit pas tant d’un abandon que d’une recalibration. Plutôt qu’un revirement spectaculaire, la Chine semble renforcer son filtre de risque ; elle met en pause ou se retire des grands projets très exposés politiquement ou à faible rentabilité, tout en maintenant des leviers stratégiques ciblés – achats commerciaux de minerais, investissements sélectifs, et engagement prudent face à des contingences régionales comme l’Afghanistan.
L’intérêt chinois pour l’Afghanistan en est une illustration : Beijing a discrètement renforcé ses liens avec le régime taliban afin de sécuriser ses frontières et limiter les débordements extrémistes, tout en évitant des engagements financiers majeurs tant que les conditions de sécurité, de légitimité et de garanties ne sont pas réunies. Cette approche prudente – maintenir la possibilité des corridors sans en assumer les pertes – est devenue le nouveau mode opératoire par défaut de la Chine.
Pour Islamabad, la conséquence est claire : l’ère où l’on pouvait compter sur un seul créancier stratégique pour assurer à la fois prestige et développement d’épaule à épaule est révolue. Le Pakistan entre dans un monde où les bailleurs multilatéraux, les agences d’exportation occidentales et les investisseurs privés peuvent rivaliser pour financer ses chemins de fer, ses ports et ses mines – mais selon leurs propres conditions. Celles-ci incluent la transparence, des garanties environnementales et sociales, des projets bancables, et des dispositifs de sécurité crédibles dans les zones d’implantation.
Si le Pakistan parvient à respecter ces conditions, il pourra tirer profit non seulement des revenus miniers et logistiques, mais aussi des technologies, des capacités de raffinage, et de l’industrialisation aval génératrice d’emplois et de valeur durable. Dans le cas contraire, Islamabad risque de substituer une forme de dépendance conditionnelle à une autre : projets fragmentés, prêts à court terme corrosifs, et coûts politiques des promesses non tenues.
La techno-politique impose également de repenser la manière de capturer la valeur. Une cargaison brute de cuivre vaut bien moins qu’une cathode ou un alliage destiné aux fonderies de semi-conducteurs. Le véritable enjeu n’est pas seulement la propriété des ressources, mais la capacité à monter dans la chaîne de valeur – raffinage, séparation des terres rares, et, à terme, fabrication locale de composants.
Pour cela, il faut une clarté politique : des termes de concessions qui encouragent la transformation locale, un partage des revenus par phases finançant le développement régional, et des partenariats incluant des clauses de transfert de technologie, plutôt que de simples contrats d’extraction. Les financeurs multilatéraux et les entreprises occidentales sont plus enclins à exiger ce type de structure ; les entreprises chinoises ne les privilégient généralement que si les retours sont assurés.
Le choix auquel le Pakistan est confronté n’est donc pas un simple dilemme entre Beijing et Washington, mais une question de gouvernance interne. Le pays considérera-t-il ses minerais et infrastructures de connectivité comme des actifs stratégiques nationaux ou comme des opportunités de gains rapides ? La sécurité reste l’arrière-plan incontournable : les attaques contre les infrastructures et les menaces pesant sur les expatriés ont à maintes reprises augmenté les primes de risque et les coûts d’assurance des projets dans les zones instables.
Les partenaires étrangers – qu’il s’agisse d’entrepreneurs chinois, de la BAD ou d’entreprises américaines – exigent des dispositifs de sécurité crédibles et prévisibles avant d’engager du personnel et des capitaux à grande échelle. Cela signifie qu’Islamabad doit investir du capital politique dans la stabilisation des zones de projets et l’amélioration de la gouvernance, car les investisseurs achètent autant de la prévisibilité que des gisements.
La réalité est que l’importance stratégique du Pakistan est désormais jugée par les marchés autant que par la techno-géopolitique. L’épisode de la ML-1 et le financement de Reko Diq montrent que les options du pays se sont multipliées : le capital multilatéral peut remplacer la générosité bilatérale, l’intérêt occidental peut apporter technologie de pointe et normes élevées, et la Chine restera un partenaire et acheteur, mais selon des critères plus stricts et orientés vers la rentabilité.
La tâche d’Islamabad est de traduire cette concurrence externe en réformes internes : légiférer une stratégie intégrée des minerais et de l’industrie, rendre ses infrastructures emblématiques réellement bancables, et exiger que les partenariats étrangers génèrent des capacités aval, et non de simples exportations de ressources brutes.
Si le Pakistan réussit cette transition, il pourra convertir sa richesse souterraine et ses corridors de transport en industrialisation durable et en puissance de négociation. S’il échoue, il reproduira un schéma bien connu : des ressources bradées contre des garanties de sécurité, des projets prestigieux bloqués faute de financement, et une quête perpétuelle de plans de sauvetage.
Le véritable choix ne porte pas sur l’ami étranger à privilégier, mais sur la capacité du Pakistan à gouverner ses ressources et projets comme des actifs stratégiques au service de son peuple, plutôt que comme de simples jetons d’échange dans le grand jeu de la techno-géopolitique mondiale.
Mirza Abdul Aleem Baig
Mirza Abdul Aleem Baig est le président du Strategic Science Advisory Council (SSAC) – Pakistan. Observateur indépendant des dynamiques mondiales, il s’intéresse profondément aux rouages complexes de la techno-géopolitique, explorant comment la science et la technologie, les relations internationales, la politique étrangère et les alliances stratégiques façonnent le nouvel ordre mondial émergent.
Cet article reflète les opinions personnelles de l’auteur et non nécessairement celles de Global Connectivities.