Repenser la dépendance transatlantique dans une ère post-occidentale

L’Europe aspire à plus d’indépendance face à un partenariat transatlantique fragilisé, mais peine à la concrétiser.

par Muhammad Asif NOOR

Le déplacement des alliances mondiales place une fois de plus l’Europe à un carrefour stratégique, alors que les développements récents révèlent un désir croissant d’autonomie, sur fond de relations de plus en plus tendues avec les États-Unis. Dans son récent discours sur l’état de l’Union, prononcé sur un ton d’urgence, Ursula von der Leyen a présenté l’Europe comme étant en guerre — non pas contre un adversaire traditionnel, mais contre un monde où l’interdépendance est devenue une arme à double tranchant. Son insistance répétée sur la notion d’indépendance marque un tournant, motivé par la prise de conscience que la dépendance envers Washington — en particulier sous l’actuelle administration américaine — engendre des coûts dépassant les simples divergences politiques. Ce sentiment est partagé sur l’ensemble du continent, où dirigeants et citoyens prennent la mesure d’une relation transatlantique perçue comme de plus en plus déséquilibrée.

Il y a deux ans, l’agenda de la Commission européenne était principalement tourné vers la Chine. Bruxelles avançait des mesures de défense commerciale, notamment contre les véhicules électriques chinois, tout en déployant de nouveaux instruments réglementaires en matière de marchés publics et de subventions. À l’époque, ces initiatives visaient à redéfinir les règles du commerce mondial tout en protégeant les industries européennes. En revanche, le discours de cette année a perdu de sa confiance. La Chine y est toujours décrite comme un concurrent dans les domaines des énergies propres et des véhicules électriques, et comme un partenaire de la Russie et de la Corée du Nord ; mais l’inquiétude la plus pressante concernait désormais les États-Unis.

Le tournant s’est produit avec l’accord commercial conclu en juillet. Face à la menace du président Trump d’imposer des droits de douane allant jusqu’à 30 %, Bruxelles a accepté un compromis fixant ce taux à 15 %. Von der Leyen a présenté cet accord comme une mesure nécessaire pour éviter une guerre commerciale et préserver l’accès au marché pour les exportateurs européens. Pourtant, dans les principaux États membres, la réaction dominante fut un sentiment de subordination plus que de soulagement. En France, près des deux tiers des personnes interrogées considéraient le résultat comme une concession affaiblissant la position de l’Europe. Le décalage entre la défense pragmatique de la Commission et le sentiment public de soumission a révélé la profondeur du malaise face à l’état actuel du partenariat transatlantique.

Ce mécontentement ne se limite pas au commerce. Le second mandat du président Trump a ravivé les interrogations sur la signification même de l’Occident. Pendant des décennies, l’alliance transatlantique constituait le cœur d’un ordre libéral fondé sur des valeurs communes et une confiance mutuelle. Stewart Patrick a récemment soutenu dans Foreign Affairs que cette unité est en train de s’éroder au point de se dissoudre. Les États-Unis suivent désormais une trajectoire ouvertement nationaliste, marginalisant leurs alliés, imposant des tarifs unilatéraux, et traitant les garanties de sécurité comme des leviers de négociation conditionnels. L’Occident, en tant qu’entité géopolitique cohérente, cède la place à des alignements fragmentés, dictés par des intérêts nationaux changeants.

Pour l’Europe, cette érosion constitue à la fois une vulnérabilité et une opportunité. L’OTAN demeure le pilier de la défense collective, mais la certitude de l’engagement américain n’est plus acquise. Sur le plan commercial, l’asymétrie des rapports de force place l’Europe dans une position défensive. En matière de technologies et de régulation, Bruxelles revendique son autonomie, mais se heurte à la résistance de Washington. L’idée d’indépendance trouve un écho dans les discours, mais sa mise en œuvre nécessite des ressources, une unité et une volonté politique qui, pour l’instant, font défaut.

Parallèlement, l’Europe ne peut ignorer l’évolution de l’environnement mondial. Les puissances intermédiaires du Sud global construisent des partenariats flexibles leur permettant de ménager les grandes puissances sans s’aligner strictement sur un seul camp. Le Brésil, l’Inde, l’Indonésie et l’Afrique du Sud renforcent leur rôle d’acteurs indépendants. L’Europe commence à adopter des stratégies similaires, cherchant à diversifier ses relations commerciales et à ouvrir des canaux avec les économies émergentes. Cette tendance pourrait s’accélérer si les tensions transatlantiques persistent, poussant l’Europe à adopter des comportements autrefois associés principalement aux États non occidentaux.

La difficulté réside dans le fait que l’Europe est tiraillée dans plusieurs directions. Elle cherche à réduire sa dépendance vis-à-vis des États-Unis sans affaiblir les garanties de sécurité. Elle souhaite protéger ses industries de la concurrence chinoise tout en maintenant un dialogue avec Pékin sur le commerce et le climat. Elle aspire à un leadership réglementaire, mais ne peut se soustraire aux contestations de Washington sur ses normes. L’équilibre est fragile, et la marge d’erreur se réduit.

La mise en avant de l’indépendance par von der Leyen traduit un désir réel des Européens de retrouver leur capacité d’agir, mais révèle également les limites d’une rhétorique dépourvue de stratégie. L’indépendance ne peut se résumer à des compromis défensifs dans les négociations commerciales. Elle exige des investissements durables dans les capacités de défense, des politiques industrielles plus robustes et une définition claire du rôle de l’Europe dans un monde qui ne s’organise plus autour de la solidarité transatlantique. Tant que ces mesures ne seront pas prises, la notion d’indépendance risque de rester plus aspirée que concrète.

Le déclin de l’Occident ne signifie pas nécessairement l’émergence immédiate de nouveaux défis, mais il marque la fin d’une époque où les États-Unis et l’Europe avançaient de concert comme piliers d’un ordre fondé sur des règles. Pour l’Europe, l’enjeu est de réussir cette transition sans céder à de nouvelles vulnérabilités. Sa réussite dépendra de sa capacité à transformer le discours de l’indépendance en une base crédible pour l’action politique.

Muhammad Asif Noor

Muhammad Asif Noor est le fondateur du Forum des Amis de la BRI.

Il est conseiller principal au Centre de Recherche du Pakistan à l’Université Normale du Hebei en Chine.

Cet article reflète les opinions personnelles de l’auteur et non nécessairement celles de Global Connectivities.

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