Sous le Grand Méandre : la Chine, la souveraineté et le dilemme en aval pour l’Inde et le Bangladesh

La construction par la Chine du plus grand barrage hydroélectrique sur le Brahmapoutre soulève des inquiétudes pour l’Inde et le Bangladesh.

par Abdul Haq

La récente mise en chantier par la Chine du plus grand barrage hydroélectrique au monde sur le Yarlung Zangbo — également connu sous le nom de Brahmapoutre — au Tibet, a suscité des inquiétudes quant à la légalité du projet au regard du droit international, ainsi qu’à ses effets potentiels sur les pays situés en aval, en particulier l’Inde et le Bangladesh.

La construction de ce barrage gigantesque par la Chine représente à la fois l’exercice de son droit souverain d’exploiter ses ressources naturelles, et un défi juridique complexe qui nécessite une collaboration transparente avec ses voisins en aval, le Bangladesh et l’Inde, afin de trouver un équilibre entre un partage équitable des eaux, la stabilité régionale et la préservation de l’environnement.

Utilisant cinq centrales électriques interconnectées le long d’un tronçon escarpé du fleuve appelé le « Grand Méandre », ce barrage monumental — qualifié de « projet du siècle » par le Premier ministre chinois Li Qiang — devrait produire une électricité dépassant celle du barrage des Trois Gorges. Le gouvernement chinois présente ce projet comme une initiative stratégique visant à accroître la part des énergies renouvelables, réduire les émissions de carbone et promouvoir la protection écologique. Les déclarations officielles soutiennent que le projet aura un impact environnemental minime et aucune conséquence négative sur l’approvisionnement en eau des pays en aval.

Du point de vue du droit international applicable aux cours d’eau transfrontaliers, les principes clés en jeu sont ceux de l’« utilisation équitable et raisonnable » et de l’obligation de ne pas causer de préjudice significatif aux autres États riverains. La Convention des Nations Unies de 1997 sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation, bien que non ratifiée universellement, reflète le droit international coutumier en soulignant l’importance de la coopération, de la notification et de la consultation entre les États partageant des cours d’eau. En tant qu’État en amont du Brahmapoutre, la Chine possède un droit souverain à utiliser les eaux situées sur son territoire ; toutefois, ce droit est limité par l’obligation de ne pas causer de préjudice transfrontalier important et de notifier et consulter les pays en aval.

Les principaux pays situés en aval du système fluvial Brahmapoutre-Jamuna, à savoir le Bangladesh et l’Inde, ont exprimé de vives inquiétudes quant aux conséquences potentielles du barrage sur les moyens de subsistance, la stabilité des écosystèmes et le débit fluvial. Les vastes plaines inondables du Bangladesh ainsi que les États du nord-est de l’Inde dépendent fortement du débit saisonnier du fleuve pour l’eau potable, la pêche et l’agriculture. En raison de l’emplacement du barrage dans une zone géologique à forte activité sismique et sujette aux glissements de terrain, des experts mettent en garde contre des événements catastrophiques qui pourraient toucher des millions de personnes en aval. Y. Nithiyanandam, de l’Institut Takshashila, a souligné les risques géologiques et environnementaux liés à la construction d’un mégabarrage dans un terrain aussi complexe, ainsi que la possibilité de perturbations en aval dues à des catastrophes naturelles.

Le récent tremblement de terre au Tibet, qui a fait plus de 100 victimes, illustre la vulnérabilité de la région face aux catastrophes naturelles et accentue les inquiétudes des pays en aval concernant la sécurité du barrage. Les autorités indiennes ont réclamé plus de transparence et des études d’impact environnemental approfondies, insistant sur la nécessité pour la Chine de dialoguer avec ses voisins en aval pour répondre à leurs préoccupations communes en matière de sécurité de l’eau. Cependant, la position officielle de la Chine affirme que le projet a passé des évaluations scientifiques rigoureuses et qu’il ne portera atteinte ni aux droits ni aux intérêts des pays en aval.

La situation est d’autant plus complexe que des considérations géopolitiques entrent en jeu. La méfiance stratégique est exacerbée par la proximité du barrage avec la Ligne de Contrôle Effectif (LAC), frontière disputée entre la Chine et l’Inde. Beijing revendique l’État indien d’Arunachal Pradesh situé en aval comme faisant partie du « Tibet du Sud ». Le développement des infrastructures hydrauliques dans cette région est donc particulièrement sensible en raison de ce différend territorial non résolu. Les propres projets hydroélectriques de l’Inde dans l’Arunachal Pradesh sont perçus comme des mesures de riposte, ce qui laisse présager une lutte régionale croissante pour le contrôle des ressources en eau du Brahmapoutre.

Au-delà des enjeux géopolitiques et environnementaux, ce projet reflète également les dynamiques internes du Tibet. Des rapports d’organisations telles que l’International Campaign for Tibet relient les projets hydroélectriques à des violations des droits humains. Des cas de dégradation écologique, de destruction de sites culturels et de déplacements forcés de communautés tibétaines ont été rapportés. La stratégie hydroélectrique de la Chine au Tibet ne se limite pas à la production d’énergie ; elle constitue une forme de contrôle des ressources qui complique la diplomatie régionale et risque d’alimenter la défiance des pays tributaires de ces eaux partagées. Il est indispensable de renforcer les mécanismes de dialogue, en assurant une gouvernance inclusive qui respecte à la fois les droits des populations locales tibétaines et ceux des États en aval.

La Chine est-elle légalement en droit de construire ce barrage ? D’un strict point de vue de souveraineté, oui — la Chine contrôle les portions supérieures du Yarlung Zangbo, et le droit international reconnaît les droits souverains sur les ressources naturelles situées à l’intérieur des frontières. Toutefois, ces droits sont limités par les engagements internationaux coutumiers, notamment l’obligation de ne pas causer de dommages graves, d’informer et de consulter les États susceptibles d’être affectés, et de coopérer de bonne foi. Des préoccupations subsistent quant au respect des procédures conformes aux meilleures pratiques internationales, car ni le Bangladesh ni l’Inde n’ont rendu publics leurs rapports d’étude d’impact environnemental ni leurs documents de consultation préalable. Ce manque de transparence alimente les doutes des pays en aval et sape la confiance indispensable à toute coopération transfrontalière en matière de gestion de l’eau.

Le barrage hydroélectrique chinois pourrait avoir de multiples répercussions concrètes sur le Bangladesh et l’Inde. Premièrement, l’altération du débit fluvial et des écosystèmes est une source majeure d’inquiétude : les barrages modifient naturellement les régimes de flux des rivières, ce qui peut réduire la quantité d’eau disponible en aval lors du remplissage des réservoirs et perturber le transport naturel des sédiments nécessaire à la fertilité des sols agricoles. La pêche et les écosystèmes aquatiques, essentiels aux moyens de subsistance de nombreuses communautés locales, pourraient également être gravement affectés. Deuxièmement, la fragilité géologique du plateau tibétain accroît considérablement les risques de catastrophe : une défaillance du barrage ou une mauvaise gestion, notamment en cas d’inondations ou d’activité sismique, pourrait avoir des effets transfrontaliers désastreux pour des millions de personnes en aval. Enfin, cette infrastructure pourrait accentuer les tensions régionales, compliquant les relations diplomatiques et menaçant la sécurité régionale, en particulier du fait de sa proximité avec des zones frontalières disputées. Le barrage présente donc des implications géopolitiques majeures, en plus de ses effets environnementaux et hydrologiques.

Il est clair qu’un cadre de coopération est nécessaire. Des experts et responsables plaident pour la création d’une commission transfrontalière sur les rivières regroupant la Chine, l’Inde et le Bangladesh, afin de partager les données hydrologiques, réaliser des évaluations d’impact conjointes et gérer équitablement les ressources en eau. La diplomatie de l’eau doit dépasser la logique de jeu à somme nulle. Pour éviter les conflits et promouvoir un développement durable au bénéfice de tous les États riverains, la confiance doit être instaurée par la transparence et la coopération scientifique.

En conclusion, bien que la Chine soit légalement autorisée à construire un barrage sur son territoire — y compris le plus grand projet hydroélectrique du monde au Tibet — ce droit souverain s’accompagne de responsabilités importantes au regard du droit international. La Chine doit veiller à ce que les pays en aval, en particulier le Bangladesh et l’Inde, fortement dépendants des eaux du Brahmapoutre, ne subissent aucun dommage grave. Une gouvernance de l’eau transparente, collaborative et inclusive est impérative, compte tenu de la sensibilité environnementale de la région, des moyens de subsistance de millions de personnes en aval, et du contexte géopolitique complexe. Faute de dialogue constructif et de coopération avec les pays en aval, ce barrage risque de devenir une source de conflit régional plutôt qu’un moteur de développement durable et de stabilité régionale à long terme.

Auteur: Abdul Haq est titulaire d’un master en relations internationales de l’École des affaires internationales et publiques (SIPA) de l’Université de Jilin, en République populaire de Chine, ainsi que d’un master en science politique du département de science politique de l’Université de Peshawar, au Pakistan. Il écrit sur les enjeux mondiaux, la politique internationale, le droit international, la paix, les conflits et les études sur la sécurité. Il a contribué aux publications Modern Diplomacy et The Diplomatic Insight. Il est joignable à l’adresse suivante : ahsafi.edu@gmail.com.

Cet article reflète les opinions personnelles de l’auteur et non nécessairement celles de Global Connectivities.

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