par Filza ASIM
De vastes projets de connectivité régionale sont régulièrement évoqués en Asie méridionale, mais, ces derniers temps, ces ambitions semblent engluées dans des contradictions — en particulier lorsqu’on observe les relations entre le Pakistan et l’Afghanistan. Les mêmes mots-clés reviennent inlassablement : corridors commerciaux, routes de transit, intégration régionale. On les entend dans les discours, on les lit dans les rapports, on les retrouve dans l’actualité. Mais soyons lucides : ce discours paraît davantage symbolique que concret, flottant bien au-dessus du chaos sécuritaire qui prévaut sur le terrain.
Que se passe-t-il réellement ? Il ne s’agit pas simplement d’un nouvel échec de mise en œuvre des politiques publiques. Le problème est plus profond : il tient à un paradoxe inscrit au cœur même de la manière dont la connectivité est pensée et présentée, comme si elle constituait en soi un bien indiscutable, dissocié des réalités politiques et sécuritaires pourtant indispensables à sa concrétisation. Lorsqu’on examine la façon dont ce concept est formulé, on retrouve toujours la même opposition : connectivité contre sécurité, libre circulation contre contrôle, intégration contre souveraineté. La sécurité est souvent présentée comme l’élément négatif, celui qui freine le progrès économique. Or, la situation du Pakistan révèle une réalité bien plus nuancée. Le pays promeut la connectivité comme un objectif stratégique majeur, aspirant à jouer un rôle de pont entre l’Asie centrale et l’Asie du Sud. Dans le même temps, il insiste sur le renforcement du contrôle aux frontières et sur la lutte contre le terrorisme, illustrant ainsi la fragilité de la frontière supposée entre ouverture et sécurité.
Plutôt que de nier le challenge de connectivité réfgionale, la position du Pakistan suggère que le concept demeure incomplet lorsqu’il est dissocié des enjeux de gouvernance et d’application effective des règles.
Le retour des Taliban au pouvoir a initialement nourri l’espoir d’une réinitialisation post-conflit fondée sur la géographie partagée et l’interdépendance économique. Toutefois, ces attentes relevaient largement de l’imaginaire diplomatique. À mesure que la violence continuait de traverser les frontières, l’écart entre les promesses des dirigeants et la réalité vécue par les populations est devenu impossible à ignorer. Pour reprendre les termes de Baudrillard, la rhétorique de la connectivité régionale s’est transformée en une forme d’hyperréalité : une simulation brillante entretenue par des discours incessants et des plans officiels, alors même que les conditions concrètes démontraient l’échec du projet. La connectivité était élaborée sur le plan discursif bien avant d’être sécurisée sur le plan opérationnel.
Du point de vue pakistanais, le dilemme est moins idéologique que structurel. Le Pakistan se trouve au centre d’un enchevêtrement complexe. Il ne s’agit pas seulement de faire face aux groupes armés ou de gérer des clôtures frontalières et des technologies de surveillance. S’y ajoutent des régimes commerciaux, des opérations de renseignement et la pression des attentes internationales. En mobilisant la théorie de l’acteur-réseau, on comprend que les décisions politiques ne résultent pas uniquement de choix émanant des dirigeants. Elles émergent de l’interaction de multiples forces. Les clôtures, les scanners biométriques, les règles déterminant qui peut franchir la frontière et à quelles conditions ne sont pas de simples outils : ce sont des acteurs à part entière du dispositif sécuritaire, qui façonnent concrètement ce que signifie la « connectivité » sur le terrain.
L’Afghanistan est confronté à ses propres contraintes. Les Taliban recherchent la légitimité et l’accès au monde extérieur, mais se heurtent aux sanctions, à une reconnaissance internationale limitée et à des institutions fragiles. Pour eux, le transit commercial et les liaisons régionales sont présentés comme des bouées de sauvetage économiques. Cependant, cette logique transfère souvent la charge de la sécurité vers les États voisins, en particulier le Pakistan. En l’absence de mécanismes crédibles pour empêcher le passage transfrontalier de combattants, l’écart entre les attentes et les possibilités réelles demeure criant. Aucun discours ne saurait masquer cette réalité.
Ces dynamiques dépassent largement le seul cadre des relations pakistano-afghanes. L’ensemble de la région en subit les répercussions. Les grands projets sud-asiatiques — pipelines énergétiques, routes commerciales ou initiatives connexes au CPEC — ne peuvent avancer sans que le Pakistan n’agisse comme plateforme centrale, définissant les règles et assurant la continuité des flux. Lorsque les préoccupations sécuritaires du Pakistan sont reléguées au second plan ou qualifiées d’excessives, la connectivité se vide de sa substance, devenant un signifiant creux : fréquemment invoqué, mais rarement mis en œuvre. La théorie de la complexité éclaire ce phénomène. Les systèmes de connectivité sont non linéaires, adaptatifs et extrêmement sensibles aux perturbations. De faibles défaillances sécuritaires peuvent se propager et provoquer des ruptures systémiques, compromettant des corridors entiers plutôt que des segments isolés.
Les critiques adressées à l’approche sécuritaire du Pakistan reposent souvent sur un modèle linéaire du développement, selon lequel l’ouverture engendrerait mécaniquement la stabilité. Or, l’expérience historique des régions marquées par les conflits suggère l’inverse : des infrastructures déployées sans gouvernance adéquate tendent à amplifier les risques. En résistant à une libéralisation prématurée, la posture pakistanaise traduit une reconnaissance implicite de la complexité, et la conscience que les systèmes économiques imbriqués dans des environnements politiques fragiles ne fonctionnent ni de manière prévisible ni progressive.
Il importe de souligner que l’approche du Pakistan n’exclut pas la coopération. Les appels répétés à un dialogue structuré, à la coordination du renseignement et à une facilitation progressive traduisent une préférence pour une intégration conditionnelle plutôt que pour l’isolement. Cette séquence s’inscrit dans les pratiques internationales de renforcement de la confiance, où celle-ci se construit graduellement à travers des actions vérifiables. Le point de friction ne réside donc pas dans une réticence pakistanaise à l’intégration, mais dans le décalage temporel entre la demande afghane d’un soulagement économique immédiat et l’insistance pakistanaise sur des critères sécuritaires précis.
La communauté internationale joue un rôle déterminant dans la perpétuation de ce paradoxe. La promotion mondiale de la connectivité régionale occulte souvent les asymétries de responsabilité. Les États de transit, tels que le Pakistan, sont censés faciliter les flux tout en absorbant les externalités sécuritaires générées au-delà de leurs frontières. Une analyse critique du discours révèle comment cette attente est normalisée par un langage du développement qui valorise la mobilité et le commerce, tout en marginalisant les enjeux de contrôle et de risque. Ce faisant, les récits globaux reproduisent des hiérarchies de pouvoir caractérisées par une répartition inégale des responsabilités.
Dans une perspective plus large, le Pakistan n’agit pas de manière isolée. Son approche s’inscrit dans une tendance mondiale : les États considèrent désormais les infrastructures et les routes commerciales comme des instruments stratégiques, et non plus comme de simples leviers économiques. Sécurité et économie sont devenues indissociables. Les choix du Pakistan ne sont donc pas exceptionnels ; ils reflètent au contraire les logiques d’un monde où les connexions internationales ne constituent plus un espace neutre, mais un champ contesté, régulé et hautement politisé.
Ce dilemme entre sécurité et connectivité dans les relations entre le Pakistan et l’Afghanistan dévoile les mécanismes profonds de la diplomatie régionale. La construction de liens économiques ne relève pas uniquement de compétences techniques ; elle est ancrée politiquement dans des rapports de pouvoir, des responsabilités partagées et une exigence fondamentale de confiance. Tant que ces réalités ne seront pas pleinement intégrées, le discours sur l’intégration restera performatif. L’approche prudente, parfois lente, du Pakistan ne relève pas de l’hésitation, mais d’une tentative de bâtir un cadre durable, en reliant les ambitions stratégiques aux réalités du terrain.
La lenteur des avancées — qualifiée d’incrémentalisme — ne signifie pas une indécision. Elle constitue une stratégie. Une connectivité progressive, conditionnelle, assortie de mécanismes de supervision élargis, reconnaît la complexité intrinsèque de la région. Pour le Pakistan, il s’agit de poursuivre la croissance économique tout en maîtrisant les risques. Pour l’Afghanistan, c’est l’occasion de démontrer sa capacité à être un partenaire fiable. Et pour l’Asie du Sud dans son ensemble, c’est un rappel essentiel : une intégration réelle et durable ne naît pas des discours, mais de la construction de réseaux capables d’absorber les chocs et de perdurer.











