par Minra Malik
Lorsque les États-Unis gèlent les réserves d’une banque centrale rivale ou bloquent l’accès aux systèmes de paiement mondiaux, ils ne se contentent pas de sanctionner : ils transforment l’ordre financier en instrument de guerre. Depuis des décennies, le dollar est la pierre angulaire de l’économie mondiale, mais ces dernières années, il est devenu, comme le souligne la journaliste Saleha Mohsin dans Paper Soldiers, une arme géopolitique. Ce glissement soulève une question urgente : en faisant du dollar un outil de coercition, Washington ne précipite-t-il pas sa propre perte ?
Le « privilège exorbitant » du dollar, selon l’expression de Valéry Giscard d’Estaing, a longtemps servi de socle à l’influence américaine. Près de 90 % des échanges sur le marché des changes impliquent le dollar, et les titres du Trésor américain demeurent l’actif le plus sûr au monde. Mais cette domination rend aussi le système vulnérable à la politisation. La juriste Rosa Lastra a démontré comment les sanctions exploitent la centralité du dollar dans les paiements internationaux, conférant à Washington une capacité d’intervention sans précédent dans des transactions bien au-delà de ses frontières. Edward Fishman, dans son ouvrage Chokepoints, décrit cette réalité comme une forme de guerre économique : l’accès au dollar est à la fois un privilège et une faiblesse.
Sans surprise, les cibles du pouvoir américain commencent à réagir. La Russie, exclue d’une grande partie du système financier occidental après l’invasion de l’Ukraine, s’est tournée vers le yuan et le rouble pour ses échanges commerciaux. La Chine, de son côté, promeut des contrats pétroliers libellés en renminbi et a mis en place son propre système de paiement en alternative à SWIFT. À travers l’Eurasie et l’ANSEA, les gouvernements expérimentent des échanges en monnaies locales et des lignes de swap pour réduire leur dépendance au dollar. Des analystes du World Review of Political Economy et des études régionales iraniennes affirment que les sanctions ont accéléré ces initiatives, notamment parmi les pays réticents à se placer sous le joug financier de Washington.
Toutefois, la rhétorique dépasse souvent la réalité. Selon l’Atlantic Council, le dollar représente encore près de 60 % des réserves mondiales – une part restée quasi inchangée depuis vingt ans. Même au sein des BRICS, la majorité des règlements commerciaux se fait toujours en dollars. Comme l’a reconnu un membre de la Nouvelle Banque de Développement du groupe : « le dollar est codé dans l’ADN de l’institution ». Le yuan, pourtant présenté comme un rival sérieux, ne représente que moins de 3 % des réserves mondiales, et reste entravé par le contrôle strict des capitaux imposé par Beijing.
La contradiction est frappante. D’un côté, une inquiétude réelle quant aux risques de dépendance au dollar. Lorsque les États-Unis et leurs alliés ont gelé 300 milliards de dollars d’actifs de la banque centrale russe en 2022, les décideurs de Riyad à New Delhi ont pris note. Si les réserves de Moscou pouvaient être ainsi confisquées du jour au lendemain, qu’est-ce qui empêcherait Washington d’en faire autant avec d’autres ? Une enquête de la Banque des règlements internationaux (BRI) révèle que de nombreuses banques centrales des marchés émergents diversifient discrètement leurs réserves, par précaution contre une exposition politique.
D’un autre côté, les alternatives restent faibles. L’Euro peine à renforcer son rôle international, freiné par la fragmentation politique de la zone Euro. Les initiatives régionales en Asie et en Amérique latine manquent d’ampleur et de liquidité. Le renminbi progresse, mais le refus de Beijing de libéraliser ses marchés financiers mine sa crédibilité comme monnaie véritablement mondiale. Comme le notent les spécialistes de la dédollarisation, des alternatives existent en théorie, mais en pratique, la profondeur, la liquidité et la confiance associées au dollar restent inégalées.
Auteure: Nimra Malik est titulaire d’un master en relations internationales de l’Université Comsats d’Islamabad. Elle occupe actuellement le poste d’assistante de recherche au sein du Centre d’études sur la télévision chinoise et la sécurité économique (CCTVES) de l’Institut d’études régionales (IRS), à Islamabad, au Pakistan. Elle peut être jointe à
maliknimra1078@gmail.com.
Cet article reflète les opinions personnelles de l’auteur et non nécessairement celles de Global Connectivities.