par Sébastien GOULARD
Le 11 janvier 2024, les États-Unis et le Royaume-Uni ont commencé à lancer des frappes contre les positions des Houthis au Yémen. Cette action militaire est une réponse à la menace terroriste pesant sur la route maritime qui passe par la mer Rouge, les terroristes Houthis ou Ansar Allah ciblant les navires marchands reliant l’Asie à l’Europe. Le Yémen est déchiré par une guerre civile depuis 2014, opposant le Conseil présidentiel reconnu internationalement aux Houthis, une organisation armée, politique et théologique (branche de l’islam chiite). Contrôlant le nord-ouest du pays, les Houthis reçoivent le soutien de l’Iran.
Jusqu’à l’automne 2023, ce conflit très meurtrier, ayant entraîné plus de 250 000 morts principalement à cause de la famine, avait eu peu de répercussions sur le commerce mondial. La situation a changé avec les attaques terroristes du Hamas en Israël et la réponse d’Israël à Gaza. Les Houthis ont décidé de perturber le trafic à travers la mer Rouge en soutien au Hamas, ciblant les navires occidentaux ou les navires se dirigeant vers les ports israéliens. À travers ces actions, ils visent à obtenir le soutien de groupes terroristes islamistes, à continuer de recevoir des armes en provenance d’Iran et à consolider leurs positions dans le conflit interne du Yémen.
Les Houthis ont mené environ 100 attaques de drones et de missiles contre au moins 10 navires en mer Rouge. Le 27 janvier 2024, un missile lancé par les Houthis a frappé un pétrolier, provoquant un incendie à bord.
Une route délaissée
Ces attaques ont contraint certains transporteurs à rechercher des alternatives. La route commerciale passant par le canal de Suez et la mer Rouge est l’une des routes les plus fréquentées, où passent 30 % du trafic mondial des conteneurs. Selon le vice-président de la Commission européenne, Valdis Dombrovskis, le trafic maritime en mer Rouge a diminué de 22 % en janvier 2024. Des géants maritimes tels que Maersk, Hapag-Lloyd, CMA-CGM et MSC ont choisi de privilégier d’autres routes.
Pour les armateurs optant tout de même pour la mer Rouge, les coûts de transport maritime peuvent encore augmenter en raison de la hausse des coûts d’assurance et du triplement des prix des conteneurs ces dernières semaines.
La route du Cap de Bonne-Espérance
Une route alternative, bien que plus longue mais plus sûre, est celle du Cap de Bonne-Espérance contournant l’Afrique. Le trajet de Singapour à Rotterdam est près de 40 % plus long en passant par le Cap de Bonne-Espérance plutôt que par le canal de Suez, ce qui entraîne des délais et des coûts de livraison prolongés.
Actuellement, les changements soudains causés par la crise font que les ports sud-africains n’ont pas encore bénéficié de ce trafic. Les ports de Durban et du Cap ont du mal à s’adapter, et le temps d’attente pour y faire escale s’allonge. D’autres ports africains pourraient également bénéficier de cette nouvelle route avec des investissements supplémentaires pour moderniser leurs infrastructures, si la crise venait à perdurer. Mais, si celle-ci n’était que temporaire, ces investissements pourraient s’avérer inutiles.
Revitaliser le « pont intercontinental »
Dans ce contexte, une autre route, ferroviaire, pourrait voir un nouveau développement. Selon SCMP, des entreprises chinoises se tournent vers le « pont intercontinental », reliant la Chine à l’Europe. Bien que les navires chinois n’aient pas encore été ciblés par les attaques des Houthis, le ralentissement mondial du commerce maritime pose un risque pour les chaînes de production en Chine et dans le monde entier. Le « landbridge intercontinental », développé dans le cadre de l’initiative chinoise « Belt and Road », ne peut pas remplacer complètement le commerce maritime car il a une capacité limitée, mais il pourrait être utilisé pour des produits à haute valeur ajoutée. Cependant, cette option n’est pas sans faille, et convaincre les industries européennes de l’utiliser est crucial pour éviter que les trains ne retournent à vide d’Europe vers la Chine. La crise géopolitique liée à l’invasion de l’Ukraine par la Russie a considérablement réduit l’enthousiasme européen pour le landbridge, car exporter vers la Chine via la Russie n’est plus une option privilégiée.
L’Exploration de nouvelles routes
L’abandon du canal de Suez pourrait favoriser le développement de nouvelles routes encore peu utilisées, telles que la route caspienne reliant l’Asie centrale à l’Azerbaïdjan, à la Géorgie et à la Turquie. Bien que plus longue et plus complexe en raison de ses segments ferroviaire, maritime et encore ferroviaire, cette route pourrait gagner en attractivité si la crise en mer Rouge persistait.
Conséquences pour le corridor Inde-Moyen-Orient-Europe (IMEC)
Une des principales conséquences de cette crise est l’abandon temporaire du corridor Inde-Moyen-Orient-Europe. Annoncé lors du sommet du G20 à New Delhi en septembre 2023, ce corridor visait à faciliter les échanges entre l’Inde et l’Europe à travers la péninsule arabique et Israël. Aujourd’hui, ce corridor ne peut pas être mis en œuvre principalement parce que la route maritime reliant le sous-continent indien à la péninsule arabique est devenue plus dangereuse. Les puissances navales occidentales, qui combattaient auparavant la piraterie dans cette zone, se sont déplacées vers la mer Rouge, obligeant le Pakistan et l’Inde à lancer de nouvelles patrouilles pour contrer la piraterie dans la mer d’Arabie.
Pour établir l’IMEC, des conditions de sécurité optimales sont essentielles entre le sous-continent indien et la péninsule arabique. Cependant, au-delà de la menace des Houthis, active principalement en mer Rouge et plus faible en mer d’Arabie, le contexte géopolitique entrave l’établissement de l’IMEC. La crise en Israël et à Gaza a interrompu, ou du moins retardé, la normalisation des relations entre Israël et les pays arabes, en particulier l’Arabie saoudite. Ces relations sont cruciales pour le développement structurel de l’IMEC. Ce projet n’est pas été complètement abandonné, mais sa réalisation nécessitera du temps et des efforts. Si les Émirats arabes unis, un acteur majeur de l’IMEC, entretiennent des relations solides avec Tel-Aviv, Riyad a déclaré que la normalisation avec Israël nécessiterait des garanties concernant la possible création d’un État palestinien. D’autre part, dans l’atmosphère actuelle de méfiance entre Israël et la Jordanie, il est difficile d’envisager des lignes ferroviaires reliant les ports israéliens aux villes jordaniennes.
L’impact sur les ports Européens
Malheureusement, les puissances européennes autour de la Méditerranée, encore peu engagées dans la résolution des crises en mer Rouge et plus largement au Moyen-Orient, pourraient devenir des victimes collatérales du désintérêt des armateurs pour le canal de Suez. Les transporteurs contournant l’Afrique pourraient préférer les ports européens des côtes atlantiques et de la mer du Nord.
La crise en mer Rouge, intimement liée au conflit israélo-palestinien, perturbe le commerce mondial, impactant l’une des principales routes maritimes. En l’absence de solution à la guerre au Yémen, le trafic maritime en mer Rouge pourrait être durablement affecté par les attaques des Houthis, favorisant l’émergence de routes plus longues et plus coûteuses.
Dans ce contexte de crise, il est crucial pour toutes les puissances au Moyen-Orient, y compris Israël, et les puissances hors de la région, de collaborer à un projet d’intégration régionale comme l’IMEC.
Auteur: Sébastien Goulard est l fondateur et rédacteur de Global Connectivities.