par Gaspard BENSA
En mars 2022, l’Union européenne a adopté sa boussole stratégique pour la sécurité et la défense, un cadre complet destiné à renforcer la capacité de l’Union à agir de manière indépendante, à protéger ses intérêts et à réduire ses dépendances extérieures, tant sur les plans économique que sécuritaire. Comme l’observait Josep Borrell, Haut Représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, « l’idée de puissance est nouvelle pour l’Europe », une nécessité pourtant cruciale aujourd’hui face à l’instrumentalisation par la Chine de matières premières critiques pour exploiter les vulnérabilités européennes.
Si la boussole stratégique a attiré l’attention par ses objectifs ambitieux en matière de coopération de défense, de réduction des dépendances extérieures et de préparation aux crises, elle reflète un défi plus profond : comment mettre en place un cadre fiable permettant de renforcer l’autonomie économique et sécuritaire de l’UE. Selon l’analyse de Fiott, cette stratégie s’articule autour de trois dimensions : réduire les dépendances structurelles génératrices de vulnérabilités économiques, améliorer la capacité de l’UE à défendre son territoire et ses intérêts stratégiques, et définir la posture internationale de l’Europe face aux défis systémiques émergents, en particulier ceux posés par la Chine.
Mais la question centrale demeure sans réponse : prise en étau entre la coercition économique chinoise et les garanties sécuritaires américaines, l’Europe peut-elle réellement tracer une voie indépendante dans un environnement international devenu « plus contesté, moins prévisible et de plus en plus façonné par les rapports de force » ?
Réduire les dépendances génératrices de vulnérabilités économiques et sécuritaires
La boussole stratégique (2022) vise à réduire les dépendances structurelles qui exposent l’UE aux pressions économiques et aux vulnérabilités des chaînes d’approvisionnement. Bien que le rapport d’avancement 2024 reconnaisse des progrès dans l’identification des dépendances critiques — matières premières, semi-conducteurs, technologies émergentes — l’ampleur des avancées concrètes demeure discutée. La Commission européenne estime que, grâce à la boussole stratégique, le marché du remanufacturing devrait passer « de 31 à 100 milliards d’euros d’ici 2030 », créant des dizaines de milliers d’emplois. Parallèlement, les dépenses de défense ont bondi de 49,5 %, passant de 218 milliards d’euros en 2021 à 326 milliards en 2024, signalant un regain d’engagement envers l’autonomie stratégique dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Un exemple emblématique à l’échelle nationale est le Rafale français. Dassault Aviation a enregistré 507 commandes fin 2024, dont 273 pour l’exportation, avec d’importants contrats conclus avec les Émirats arabes unis, l’Indonésie et l’Inde. Ces performances ont permis à la France de devenir le deuxième exportateur d’armes au monde, démontrant que la boussole stratégique peut soutenir des industries européennes de défense crédibles et compétitives face aux fournisseurs extérieurs.
Cependant, des vulnérabilités persistantes révèlent les limites de ces progrès. Le rapport d’avancement 2024 reconnaît que « plusieurs chaînes d’approvisionnement demeurent fortement vulnérables aux pressions extérieures ». Sur les 34 matières premières critiques identifiées en 2023, huit dépassent le seuil de concentration de 65 % provenant d’un seul pays — la Chine étant majoritaire dans la plupart des cas. Les analyses universitaires suggèrent que la boussole stratégique n’a pas encore doté l’UE d’instruments suffisants pour réduire matériellement ces dépendances. Knezović et Duić notent également que, malgré les avancées en matière de diversification et de constitution de stocks stratégiques, la fragmentation entre États membres continue de nuire à la cohérence stratégique. L’UE a certes renforcé sa capacité de diagnostic, mais sa faculté à réduire significativement ses dépendances d’ici 2025 reste limitée par des obstacles systémiques et l’engagement politique inégal des États membres.
Renforcer la capacité de l’Europe à défendre son territoire et ses intérêts stratégiques
Le deuxième pilier de la boussole stratégique vise à accroître la capacité de l’Union européenne à défendre son territoire et à protéger ses intérêts stratégiques grâce à un renforcement des capacités militaires. Sa principale réalisation est la capacité de déploiement rapide (CDR), pleinement opérationnelle en 2025, permettant le déploiement « jusqu’à 5 000 militaires » sur les volets terrestre, aérien, maritime, spatial et cyber pour divers scénarios de crise. Cette capacité a été testée à travers des exercices grandeur nature, notamment les EUBG et MILEX en Espagne, en Allemagne et en Hongrie, démontrant la progression de l’UE en tant que fournisseur de sécurité. Le général Robert Brieger souligne que le maintien de l’unité entre États membres — par une communication efficace et un alignement politique — est essentiel pour soutenir ces efforts à mesure que la fatigue de guerre s’installe.
Ces avancées se traduisent aussi en actions concrètes : depuis 2022, l’UE a formé plus de 80 000 militaires ukrainiens, devenant l’un des plus importants contributeurs à la formation de l’armée ukrainienne.
Cependant, des contraintes majeures limitent ces progrès. Le déploiement de la CDR requiert l’unanimité, perpétuant la paralysie qui a empêché l’utilisation des groupements tactiques de l’UE entre 2007 et 2022. Knezović et Duić s’interrogent sur le caractère réellement novateur de la boussole pour la PSDC, les obstacles structurels demeurant intacts : insuffisant contrôle parlementaire sur la CSP (Coopération structurée permanente) et le FED (Fonds européen de défense), absence de cadre juridique clair pour les acquisitions conjointes. De plus, la CDR reste dépendante des capacités stratégiques américaines — transport aérien, renseignement, surveillance. En définitive, si l’UE a renforcé son architecture opérationnelle, sa capacité d’action réellement autonome reste limitée par ses dépendances structurelles, l’unanimité décisionnelle et les divergences de priorités nationales.
Adapter la posture mondiale de l’UE face aux défis systémiques émergents liés à la Chine
Le troisième objectif majeur de la boussole stratégique concerne l’adaptation de la posture mondiale de l’Union face aux défis systémiques, en particulier ceux posés par la Chine. La vulnérabilité européenne est apparue avec force lorsque Beijing a restreint ses exportations de terres rares. La Commission européenne rappelait alors que l’Europe « dépend d’un seul fournisseur — la Chine — à hauteur de 98 % pour les terres rares, 93 % pour le magnésium et 97 % pour le lithium » lors de l’adoption de la boussole en 2022. La Chine a imposé des restrictions sur le gallium et le germanium en 2023 ; en tant que principal fournisseur de l’UE, ces mesures ont presque doublé les prix du gallium en Europe, illustrant la capacité de Beijing à instrumentaliser les dépendances économiques. L’UE demeure tributaire à plus de 90 % de la Chine pour les terres rares, et des experts estiment qu’une réduction significative nécessiterait encore trois à quatre ans.
En réponse, la boussole stratégique met l’accent sur la résilience et la diversification. La loi sur les matières premières critiques (2024) fixe des objectifs ambitieux pour 2030 : « 10 % d’extraction locale, 40 % de transformation dans l’UE et 25 % provenant de matériaux recyclés », tout en limitant la dépendance à un seul pays non-européen à un maximum de 65 % pour chaque minerai critique. Toutefois, les divisions internes entre États membres — liées à leurs besoins distincts en matières premières — entravent l’élaboration d’une stratégie unifiée vis-à-vis de la Chine. Ainsi, bien que la boussole esquisse une posture plus affirmée, sa mise en œuvre reste empêchée par la fragmentation politique, les intérêts nationaux concurrents et la difficulté de concilier interdépendance économique et autonomie stratégique dans un contexte de rivalité sino-américaine croissante.
Conclusion
Malgré une hausse de 49,5 % des dépenses de défense et la mise en service en 2025 de la capacité de déploiement rapide, ces avancées masquent des échecs structurels plus profonds. Cette analyse montre que la Boussole stratégique n’a atteint qu’un succès partiel — et incomplet — dans le renforcement de l’autonomie européenne et de sa conscience stratégique. En définitive, l’Europe demeure piégée entre des dépendances concurrentes qui minent son autonomie. La Chine a instrumentalisé sa domination sur les matières premières critiques, tandis que les États-Unis conservent une influence déterminante sur la sécurité européenne via l’OTAN et la fourniture de capacités stratégiques indispensables aux opérations militaires de l’UE. La boussole stratégique traite les symptômes (budgets, équipements, personnel) tout en négligeant les défaillances systémiques qui conditionnent la capacité d’action européenne. L’ensemble des éléments examinés révèle que les véritables obstacles à la puissance européenne résident moins dans le manque de ressources que dans la nature dysfonctionnelle des institutions décisionnelles de l’UE et l’absence d’une véritable unité européenne.










