par Nimra MALIK
Les sanctions économiques sont devenues l’un des instruments les plus fréquemment utilisés de la diplomatie moderne. De Washington à Bruxelles, les décideurs politiques y recourent de plus en plus pour exprimer leur désapprobation, dissuader l’agression et contraindre leurs adversaires sans recourir à la force armée. Aujourd’hui, plus d’un quart de la population mondiale vit dans un pays soumis à une forme ou une autre de sanctions, preuve de leur rôle central dans les relations internationales. Pourtant, malgré leur omniprésence, les sanctions demeurent controversées : saluées par certains comme une alternative puissante à la guerre, elles sont dénoncées par d’autres comme des instruments brutaux qui aggravent les souffrances humanitaires et accélèrent la fragmentation de l’économie mondiale.
Les sanctions, une diplomatie par d’autres moyens
Les sanctions ne sont pas un phénomène nouveau. Le Conseil de sécurité des Nations Unies y a recours depuis les années 1960, et les sanctions unilatérales font depuis longtemps partie de l’arsenal diplomatique des États-Unis. Cependant, leur usage s’est fortement intensifié depuis la fin de la guerre froide. Les chercheurs soulignent que les sanctions sont désormais perçues comme un « substitut à faible coût » à l’intervention militaire, visant à infliger une douleur économique plutôt qu’une force cinétique. Elles peuvent aller d’embargos commerciaux complets à des gels ciblés d’avoirs, des interdictions de voyager, ou encore des restrictions imposées à certains secteurs industriels.
Contrairement aux décennies précédentes, les sanctions contemporaines sont généralement conçues pour être « ciblées » plutôt que « globales », avec l’objectif d’atteindre les élites et les secteurs stratégiques tout en épargnant les biens humanitaires. Ce changement résulte des leçons douloureuses des années 1990, lorsque les sanctions généralisées contre l’Irak ont provoqué d’immenses souffrances civiles sans aboutir à un changement de régime.
Quand les sanctions fonctionnent — et quand elles échouent
L’efficacité des sanctions demeure un sujet de débat constant. Les études montrent de manière répétée que, si les sanctions entraînent des coûts économiques, elles aboutissent rarement à des concessions politiques rapides. Une analyse de plusieurs décennies de cas conclut que les sanctions ne réussissent que dans des conditions très spécifiques : lorsque les cibles sont économiquement vulnérables, que les coalitions de sanctionneurs sont larges, et que les objectifs sont limités et clairement définis.
Deux cas récents, l’Iran et la Russie, illustrent bien la complexité des dynamiques en jeu.
Les sanctions américaines contre l’Iran
Depuis plus de quarante ans, l’Iran est soumise à une série de sanctions américaines successives visant à freiner ses ambitions nucléaires et ses activités régionales. Ces mesures se sont intensifiées dans les années 2010, lorsque des restrictions sur le secteur bancaire et les exportations de pétrole iraniennes ont infligé des difficultés économiques sévères. Les recherches montrent que l’Iran a perdu des milliards de dollars de revenus pétroliers, a subi une inflation élevée, et a vu sa monnaie s’effondrer. Politiquement, cependant, le régime est resté résilient.
Les sanctions ont néanmoins contribué à amener Téhéran à la table des négociations dans le cadre du Plan d’action global conjoint (Joint Comprehensive Plan of Action, soit JCPOA) de 2015. Toutefois, elles n’ont pas mis fin au programme nucléaire iranien, et lorsque les États-Unis se sont retirés de l’accord en 2018 pour réimposer les sanctions, l’Iran a rapidement repris l’enrichissement. Les analystes estiment que les sanctions ont entraîné des « coûts financiers et politiques considérables » sans pour autant convaincre les dirigeants iraniens de modifier leur calcul stratégique.
Le cas iranien illustre une vérité plus large : les sanctions peuvent affaiblir une économie, mais transformer le comportement politique de régimes solidement enracinés est bien plus difficile.
Les sanctions occidentales contre la Russie
La Russie est soumise à des sanctions depuis 2014, date de l’annexion de la Crimée, mais leur ampleur a considérablement augmenté après l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022. Les États-Unis, l’Union européenne et leurs alliés ont ciblé les banques russes, gelé les avoirs de la banque centrale, interdit les exportations de technologies sensibles, et instauré des plafonds sur le prix du pétrole.
Les effets économiques ont été immédiats : le PIB russe s’est contracté de 2,1 % en 2022, les investissements étrangers se sont taris, et les échanges commerciaux avec l’Occident se sont effondrés. Les exportations de l’UE vers la Russie ont chuté de près de 60 %, tandis que les importations en provenance de Russie ont diminué de plus de 80 %.
La Russie a tenté de s’adapter en se tournant vers la Chine, l’Inde et d’autres marchés non occidentaux. Ces partenariats n’ont cependant compensé qu’en partie les pertes économiques importantes causées par les sanctions occidentales, tout en accroissant la dépendance de Moscou envers Pékin, réduisant ainsi son autonomie stratégique à long terme. Le commerce avec la Chine a atteint un niveau record de 245 milliards de dollars en 2024, tandis que les importations indiennes de pétrole russe à prix réduit ont été multipliées par cinq. Les économistes soulignent que « les économies émergentes ont remplacé la majorité des échanges commerciaux perdus entre la Russie et les économies avancées ».
Sur le plan politique, les sanctions n’ont pas conduit le Kremlin à changer de cap. Elles restent néanmoins un outil essentiel de solidarité internationale, marquant clairement que l’agression contre l’Ukraine entraîne des conséquences économiques et diplomatiques durables. Le cas russe illustre les limites des sanctions lorsqu’elles sont appliquées à un État vaste, riche en ressources et résilient sur le plan géopolitique.
Des conséquences plus larges
Bien que les sanctions n’atteignent souvent pas leurs objectifs politiques, elles ont des conséquences économiques et humanitaires de grande ampleur.
Une fragmentation du commerce mondial. Les sanctions ont accéléré la formation de blocs économiques alternatifs. L’orientation de la Russie vers l’Asie, le commerce de troc de l’Iran avec ses voisins, et la montée en puissance de mécanismes de paiement non libellés en dollars illustrent une tendance à la fragmentation géoéconomique. Cette évolution met également en évidence l’efficacité des sanctions pour isoler Moscou des économies avancées, en l’obligeant à établir des relations commerciales moins favorables et plus dépendantes.
Des retombées humanitaires. Même les sanctions « ciblées » peuvent aggraver la pauvreté et les inégalités. Des études montrent qu’elles augmentent l’insécurité alimentaire, détériorent les conditions de santé et affectent de manière disproportionnée les femmes et les enfants. En Iran, les sanctions ont limité l’accès aux médicaments ; au Venezuela, elles ont coïncidé avec une dégradation du système de santé publique. Les décideurs politiques font de plus en plus l’objet de critiques selon lesquelles les sanctions punissent davantage les sociétés que les régimes visés.
Des effets « boomerang » sur les États sanctionneurs. Les sanctions ne sont pas sans coût pour ceux qui les imposent. L’industrie européenne a perdu l’accès à l’énergie et aux marchés russes, ce qui a alimenté l’inflation et provoqué des perturbations dans les chaînes d’approvisionnement. Les entreprises américaines ont dû renoncer à des opportunités commerciales dans les pays sanctionnés, tandis que les agriculteurs européens ont été confrontés à des mesures de rétorsion. Comme le souligne une étude, « les coûts des sanctions sont partagés, supportés à la fois par la cible et par l’émetteur ».
Des risque d’instabilité. Les recherches indiquent que les sanctions peuvent accroître le risque de troubles internes ou de conflits, en particulier dans les États fragiles dotés d’institutions faibles. Plutôt que d’encourager des réformes, elles peuvent renforcer les dirigeants autoritaires et alimenter les frustrations sociales.
Repenser les sanctions dans la diplomatie moderne
Cela ne signifie pas que les sanctions doivent être abandonnées. Elles restent un outil diplomatique essentiel, en particulier comme signal de détermination et de solidarité internationales. Dans le cas d’États de petite taille ou d’individus enfreignant le droit international, les sanctions ciblées peuvent être efficaces pour freiner certains comportements et geler des avoirs illicites.
Mais les faits sont clairs : les sanctions ne sont pas une solution miracle. Face à des régimes vastes et résilients comme ceux de l’Iran ou de la Russie, elles causent des dommages économiques, mais conduisent rarement à des changements politiques majeurs. Pire encore, elles risquent de provoquer des crises humanitaires imprévues et d’accélérer la fragmentation de l’ordre mondial.
Pour être efficaces, les sanctions doivent être conçues de manière stratégique : limitées dans leur portée, appliquées de façon multilatérale, et accompagnées de véritables perspectives diplomatiques de sortie. Sans objectifs clairs ni stratégies de sortie viables, les sanctions risquent de devenir une fin en soi plutôt qu’un moyen de résoudre les conflits.
Alors que la rivalité entre grandes puissances s’intensifie, les sanctions resteront un pilier de la diplomatie internationale. Mais les décideurs doivent en reconnaître les limites. Les sanctions peuvent exercer une pression et envoyer un signal, mais seule la diplomatie permet de parvenir à des solutions durables. Néanmoins, dans des cas comme l’agression de la Russie contre l’Ukraine, elles demeurent indispensables, démontrant que les violations du droit international entraînent des conséquences durables et ne peuvent rester sans réponse.