La connectivité en temps de conflit : comment les zones en guerre restaurent leur infrastructure numérique en pleine tourmente

Dans les zones de conflit, la connectivité numérique est bien plus qu’un enjeu technique : elle devient essentielle à la survie.

par Shahla AHMED

À l’ère numérique interconnectée qui est la nôtre, l’accès à l’information n’est plus un luxe, mais un besoin fondamental, essentiel à la sécurité, à la gouvernance, à l’éducation et à la dignité humaine. Pourtant, dans les zones en guerre ou occupées, les infrastructures numériques deviennent souvent des cibles prioritaires. Les câbles à fibre optique sont sectionnés, les antennes-relais détruites, et les canaux de communication censurés. Dans ces environnements, Internet agit à la fois comme un outil d’oppression et comme un vecteur de résistance.

Notre article chercher à démontrer que la reconstruction des infrastructures numériques dans les zones affectées par les conflits n’est pas seulement un devoir moral, mais un facteur déterminant dans l’équilibre géopolitique global. En temps de guerre, la connectivité dépasse les considérations techniques : elle devient un élément fondamental de la résistance, de la survie et de la reconstruction sociale. À mesure que les conflits contemporains évoluent, il apparaît clairement que perturber ou contrôler l’accès numérique peut être une arme aussi puissante que l’équipement militaire. La capacité à communiquer, à témoigner et à s’organiser est cruciale pour la résilience des communautés, faisant de la restauration de ces liens un enjeu central dans la résolution des conflits.

L’effondrement de la connectivité à Gaza et en Ukraine en est une illustration frappante. À Gaza, les frappes aériennes incessantes ont ravagé les infrastructures de télécommunications et enseveli les câbles sous les décombres, isolant les familles du monde extérieur et entravant les interventions d’urgence. En Ukraine orientale, les forces d’occupation ont étendu leur emprise au-delà du territoire physique, en remplaçant les services mobiles et Internet locaux par des services opérés par la Russie. Ce changement ne relève pas simplement d’une modification technique : il traduit une volonté de remodeler l’écosystème informationnel, d’isoler les communautés des récits extérieurs et de faire taire toute forme de résistance.

Ces phénomènes ne sont ni accidentels ni marginaux. Des tendances similaires ont été observées en Afghanistan et en Birmanie, où des régimes ou des forces occupantes ont délibérément restreint l’accès à Internet ou imposé des coupures numériques totales, compliquant les efforts des activistes pour mobiliser du soutien, des journalistes pour rendre compte des exactions, et des citoyens ordinaires pour rester en lien avec le monde. À chaque fois, la perturbation numérique a prolongé l’agression militaire — une stratégie délibérée visant à dominer l’espace informationnel aussi efficacement que le territoire physique. Cela met en lumière une dure réalité de la guerre moderne : le contrôle des infrastructures numériques est devenu un objectif stratégique majeur des conflits.

Les conséquences des coupures numériques vont bien au-delà du simple désagrément. La capacité à répondre à une urgence médicale, à accéder à des contenus éducatifs ou à organiser une aide humanitaire est gravement compromise. Lorsqu’un enfant ne peut suivre des cours en ligne à cause de perturbations, ou lorsqu’un soignant n’ose pas consulter des informations vitales par crainte de surveillance, l’impact est immédiat mais aussi intergénérationnel. Pour les personnes déplacées, l’impossibilité de contacter leurs proches aggrave la détresse psychologique. Pour les journalistes et les activistes, une coupure numérique signifie la perte de tout moyen de documenter les faits et de sensibiliser la communauté internationale.

Malgré ces obstacles, les communautés locales font preuve d’ingéniosité et de résilience. En Syrie, des activistes ont mis en place des réseaux maillés improvisés alimentés par des batteries de voiture et l’énergie solaire afin d’échapper à l’interception par le régime. En Ukraine, des organisations communautaires ont utilisé des terminaux Starlink portables pour rétablir la connectivité pendant les sièges. Ces dispositifs ne relient pas que des appareils : ils reconnectent des communautés, ravivent des identités, et nourrissent des espoirs. L’innovation numérique s’avère également essentielle pour documenter les crimes de guerre et les violations des droits humains, comme en témoigne l’usage des technologies de la blockchain qui permettent de préserver des preuves dans les zones de conflit.

L’usage des technologies décentralisées dans les régions en guerre révèle une vérité essentielle : la connectivité est synonyme d’autonomie. Les réseaux web, Internet par satellite ou bornes Wi-Fi mobiles donnent aux individus non seulement les moyens de survivre, mais aussi de communiquer, s’organiser, et résister. Ils offrent un pouvoir d’agir en l’absence de gouvernance traditionnelle et ouvrent des espaces de solidarité. Ces réseaux permettent de préserver le patrimoine culturel, d’émettre des alertes de sécurité en temps réel et d’intégrer les populations touchées par les conflits dans les débats mondiaux.

La reconstruction de l’infrastructure numérique est toujours un enjeu hautement politique. Dans les territoires occupés, la question de savoir qui contrôle les serveurs ou les routeurs peut mener à la libération ou à l’asservissement. Une question cruciale se pose : les communautés locales contrôlent-elles leur réseau, ou sont-elles soumises à des systèmes imposés par des puissances extérieures ? L’infrastructure devient alors un levier politique : l’accès à Internet symbolise soit l’indépendance, soit la domination. Trop souvent, les systèmes financés par des puissances étrangères servent à surveiller et manipuler l’opinion publique, ancrant l’occupation à la fois dans le réel et dans la conscience numérique collective.

Cette politisation est renforcée par les menaces en matière de sécurité. Les réseaux civils peuvent être piratés, espionnés, voire transformés en armes contre certains individus. Mettre en place des canaux sécurisés est aussi vital que construire des écoles ou des hôpitaux. Sans sécurité numérique, la communication elle-même devient un danger. Des outils comme le chiffrement, l’anonymat, et la formation à la culture numérique doivent être intégrés de façon structurelle dans les actions humanitaires, et non considérés comme des compléments. Dans des pays comme l’Iran ou la Biélorussie, la surveillance des communications en ligne a mené à des arrestations, des disparitions, voire des décès.

Les conflits érodent aussi les ressources humaines. De nombreux professionnels qualifiés dans le domaine des technologies prennent le chemin de l’exil, laissant les communautés démunies de compétences techniques. L’accès à l’équipement est souvent limité ou prohibitif. Les chaînes d’approvisionnement sont perturbées par les blocus et les infrastructures détruites. Si des financements d’urgence existent à court terme, un soutien durable pour renforcer la résilience est rarement prévu. L’objectif ne doit pas seulement être de rétablir la connexion, mais de mettre en place des systèmes capables de résister aux conflits à venir.

Les ONG internationales et certaines agences mondiales commencent à prendre la mesure de ces enjeux. L’UNICEF et le HCR ont ainsi déployé des solutions Internet par satellite dans plusieurs camps de réfugiés. Des organisations de défense des droits numériques comme Access Now ou Internews forment les acteurs de terrain à la cybersécurité et à la protection des données. Mais ces initiatives restent encore limitées. La plupart des plans de reconstruction à l’échelle mondiale continuent de considérer l’infrastructure numérique comme un ajout facultatif plutôt qu’un pilier essentiel.

Un changement de paradigme est nécessaire : l’infrastructure numérique doit être placée au cœur des efforts de reconstruction post-conflit. Des systèmes de communication robustes peuvent permettre l’alerte en cas de bombardement, le soutien psychologique à distance, la mobilisation des diasporas, ou l’éducation mobile. Dans les zones contestées, même une gouvernance temporaire peut dépendre d’une connexion fiable. Un gouvernement en exil ne peut fonctionner sans une infrastructure numérique sécurisée, tout comme les personnes déplacées doivent disposer d’une connectivité stable pour défendre leurs droits.

Les nouvelles technologies offrent des perspectives d’avenir. L’Internet par satellite en orbite basse, comme Starlink ou OneWeb, permet de contourner les destructions physiques et la censure. Les réseaux communautaires, ancrés dans les réalités locales, peuvent être l’approche la plus durable dans les régions où la confiance envers les institutions centrales est faible. Les gouvernements et les bailleurs doivent promouvoir des structures numériques ouvertes et accessibles, qui permettent aux communautés de bâtir et de gérer elles-mêmes leurs infrastructures.

Dans les zones de conflit, la connectivité dépasse la simple notion de bande passante : elle incarne les droits fondamentaux. Elle permet la libre circulation de l’information, l’appel à l’aide, et le droit de raconter son histoire. À Gaza, en Ukraine, en Syrie et ailleurs, la lutte pour l’accès à l’information est indissociable de celle pour la survie. À l’ère de la guerre hybride et de la désinformation, l’infrastructure numérique devient un champ de bataille à part entière. Si la communauté internationale veut véritablement promouvoir la paix, elle doit cesser de considérer l’accès numérique comme secondaire ou facultatif dans les processus de reconstruction. En réalité, la connectivité est aussi vitale que l’accès à l’eau potable ou aux soins médicaux. La possibilité de joindre un proche, de demander de l’aide, de documenter un événement ou de recevoir une information capitale peut faire la différence entre la détresse et l’espoir.

Les technologies de communication ne sont plus de simples dispositifs : elles sont devenues des cordons ombilicaux vitaux. Elles réunissent les familles séparées, permettent des consultations médicales à distance, et assurent la continuité de l’éducation même lorsque les institutions sont détruites. Elles transmettent les récits issus des épicentres des crises vers le reste du monde, mobilisant la solidarité et incitant à l’action.

Après un conflit, ces technologies sont souvent les premières que les communautés cherchent à restaurer — qu’il s’agisse d’une connexion satellite temporaire, d’une antenne cellulaire alimentée par énergie solaire, ou d’un cybercafé fonctionnant sur générateur. Cela reflète un instinct primal, aussi ancien que l’humanité : celui de se relier, de raconter, d’affirmer son identité et d’imaginer un avenir au-delà du chaos. Ignorer la question de la connectivité, c’est passer à côté des leçons que nous offrent tant de communautés meurtries par la guerre. Internet a le pouvoir de rassembler les dispersés, d’amplifier les voix inaudibles, et de contribuer à la réparation du tissu social. Il peut restaurer la confiance, protéger les cultures, et garantir la responsabilité quand les institutions vacillent.

Si l’objectif est réellement la paix, alors la connectivité doit être une priorité, et non une simple option. Elle doit être reconnue comme une responsabilité partagée — un engagement mondial pour la résilience, la justice, et le droit fondamental d’être visible, entendu et relié, même dans les heures les plus sombres. En définitive, l’accès numérique est bien plus qu’un outil : c’est le lien entre crise et relèvement, entre détresse et communauté, entre les ruines d’aujourd’hui et l’espoir d’un lendemain.

Dans les zones de conflit, la connectivité numérique est bien plus qu’un enjeu technique : elle devient essentielle à la survie, à la résistance, à la reconstruction sociale et à la défense des droits humains. Restaurer et sécuriser l’accès à Internet dans ces contextes doit être considéré comme une priorité absolue au même titre que l’eau ou les soins, car il s’agit d’un levier de résilience, d’autonomie et de justice pour les populations affectées.

Auteure: Shahla Ahmed est chercheuse et analyste, spécialisée en relations internationales, droits de l’homme et connectivité numérique. Ses travaux portent sur l’influence des technologies et de la communication sur la résilience, la reconstruction et la consolidation de la paix dans les régions touchées par les conflits. A travers ses recherches et ses publications, elle met en lumière le rôle essentiel que joue la connectivité tant dans la gestion des crises que dans la stabilité à long terme.

Cet article reflète les opinions personnelles de l’auteur et non nécessairement celles de Global Connectivities.

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